C’est António qui m’y invitant, me fit connaître Lisbonne, ville sublime, dans le début des années 60 je crois. Lisbonne jouissait alors des bénéfices secondaires d’une dictature rétrograde. Peu de voitures, vie provinciale, petites échoppes, quartiers fortement typés; je montais et descendais les rues, charmé par les façades et les azulejos, avec parfois une plongée sur le Tage .
Cette ville si belle était asservie. En António rayonnait l’esprit de liberté. Il animait la seule revue libre, qui naviguait comme une caravelle dans une mer hostile, et où de nombreuses pages blanches signalaient le contrôle obscurantiste de la censure: O Tempo o modo, toujours menacée, toujours repartant au combat. Il avait avec ses propres fonds lancé et financé à la fois la revue et sa maison d’édition. Il m’avait invité, je crois pour parler de l’Europe, c’est à dire de démocratie, dans un club d’écrivains et pour me faire rencontrer le meilleur de l’intelligentsia portugaise. António a animé, durant les années sombres, la résistance de l’esprit. Autour d’António s’étaient ralliées hommes jeunes et jeunes femmes, animés par l’esprit de liberté, et d’une qualité humaine exceptionnelle. Ils étaient partis du christianisme social et au cours des années 60, ils allaient découvrir un monde d’idées nouvelles. Parmi eux, la rayonnante Helena Vaz da Silva dont nous ne cessons de pleurer l’absence. Une constellation d’amitié l’entourait et, en dépit des avatars du temps, n’a cessé de l’entourer.
Au coeur de cette constellation, António devenu aussitôt ami très cher, frère de sentiment, compagnon de vie.
Les années passèrent. Le Portugal se libéra, se transforma, se modernisa. Je revenais souvent à Lisbonne toujours invité par des amis ayant participé au cercle enchanté d’António Alçada Baptista. Notre amitié n’était pas bio-dégradable. J’avais bonheur de le retrouver, à la fois mélancolique et souriant, affable, bienveillant, méditant sur les petites et grandes choses de l’existence, sensible à la beauté et (moi aussi) aux beautés féminines.
Cher António, l’aîné de cinq ans que je suis est certain que ton quatre-vingtième anniversaire te rendra sensible à toute l’amitié et à tout l’amour que nous te portons.
Èdgar Morin.